picture Depuis Dangane

Le bois, non je ne sais pas, c’est du bois rouge, comme tu vois mais je ne sais pas lequel. C’est quand tu as rassemblé tous les matériaux que tu peux te mettre à construire. Trois troncs pour faire la longueur. Tu vois. Il me montre les trois sections de planches accolées entre elles le long du fond de cale. Bien sûr que tu peux poser les questions. Si on ne pose pas les questions, on reste idiot. L’homme à qui je me suis adressée, je ne connais pas sa relation à la pirogue en construction. Il est là et me montre. Je débarque de l’île de Mar Loj. Le clando que m’emmènera à Guilor n’est pas encore arrivé. Un laps de temps, ce 8 février 2025, pour un exercice d’observation à la volée.

Un peu plus tard à Joal, on m’explique que le bois c’est le caïlcedrat, et que les pirogues faites dans un seul tronc durent plus longtemps que celles avec planches, mais qu’elles sont plus petites. Celle qui se construit à l’ombre de l’eucalyptus sur la place qui prolonge l’embarcadère a déjà ses quinze mètres de longueur, son éperon et des planches transverses qui serviront de bancs, mais elle n’a pas encore sa profondeur. A la poupe, l’homme caresse le fond de cale : ici, on fera un trou pour mettre le moteur, et autour, un caisson. La main mime un rectangle pour la place du trou à creuser, la forme du caisson qui étanchéifiera la zone, sa hauteur, sa largeur. J’imagine bientôt le pilote tenant la barre. A l’autre bout de la pirogue, le charpentier est à l’œuvre. La conversation ne l’a pas détourné de son travail. Les deux mains sur le manche, l’une très proche de la lame large et longue de ce que je pourrais appeler une herminette, l’autre au bout du manche. Il réduit et incurve l’épaisseur de la planche qui relie la coque à la proue. Je n’ai pas demandé pourquoi, ni le nom de l’outil. Un homme arrive, long. Il me prévient que celui qui m’explique toutes ces choses n’y connait rien : dara ! L’autre, tout sourire, rétorque qu’il a formé tout le monde ici. Le charpentier à l’autre bout de la pirogue, se fige dans son geste et cloue du regard celui qui prétend m’en expliquer la chaîne opératoire. Celui-là, hilare, désigne les deux autres comme ses apprentis. Le charpentier se fige à nouveau, herminette à la main. Il me jette un regard qui évalue l’effet de sa statue d’homme en colère. Nous nous re-saluons. Et sinon ça va ? Le badaud, qui s’est fait pour moi maître ès pirogues le temps que je débarque à Dangane pour rejoindre Guilor reprend son rôle. Deux autres hommes nous ont rejoints, ils regardent le travail du charpentier et suivent l’exercice d’attention. Pour courber chaque planche de la cale, tu commences par la fixer en un point. Là, tu ramènes du monde, beaucoup de monde, et on tire. Les clous qui dépassent ici, oui, c’est pour se saisir de la planche avec une pince et faire la traction. Courber sans casser. La torsion des gros clous de 8mm de diamètre qui sortent des planches témoignent de la force à déployer. Dans la cale, une sangle, une poutrelle d’acier avec des poignées, une scie circulaire, un marteau, une scie, une perceuse, une corde, des graines d’eucalyptus : petites boules jaunes qui dansent avec le vent. Il passe dans les feuilles avec un bruit de papier froissé. Je fais le tour de l’embarcation maintenue à hauteur d’homme par des tréteaux. Sur mon trajet, le charpentier m’indique d’un geste de la main de faire attention aux clous qui dépassent d’une planche au sol. Je désigne des ronds de métal qui rythment le chant de la planche. Oui, c’est du fer à béton. Au sol, une longue tige accompagne les planches qui restent. Le fer à béton qui sert à construire les immeubles, les maisons, les murs qui ferment les parcelles, il témoigne à chaque fois que quelque chose est en cours de construction et que quelqu’un s’apprête à habiter ici. C’est le même qui maintient la structure des pirogues. L’explication se poursuit, à l’intérieur du bois cette fois. Avec la perceuse, tu fores toute la largeur de la planche que tu veux fixer, l’homme trace avec le doigt le trajet de la tige – et la moitié de celle de dessous, il pointe là où s’arrête la tige. Tu fiches le fer dedans. Cette tige de fer, je sais qu’elle vient des usines de recyclage de ferraille à une centaine de kilomètres de là, à Sebikotane, les usines de recyclage de fers à béton qui deviennent fers à pirogue, ou l’inverse. Ça cycle et recycle. Regarde, entre les planches on colmatera avec des sacs de ciment roulés. Ses mains miment le colombin de papier qui portera encore quelques lettres de la Sococim ou celles des Ciments du Sahel. Sur le papier-ciment on mettra de la colle. Une colle qui colmate tous les interstices. Il me montre la pirogue à sec qui vient de me faire traverser le bolong, pour, dans un tour de main, indiquer le travail qui reste à faire. Ajuster, colmater, poncer. Autant d’opérations que je ne verrai pas. Et c’est un autre qui peindra la pirogue avec les couleurs typiques des pirogues de cette côté d’Afrique, pas le charpentier, non. La finition, c’est avec un vernis fabriqué à partir de la sève de baobab.

Sève de baobab du Sine Saloum, bois de caïlcédrat de Casamance, fer à béton de Sebikotane, sacs de ciment de Bargny… c’est un monde hétérogène qui s’assemble pour la pirogue de Dangane, un monde entre deux eaux où personne ne pourrait savoir ce qui va à la mer ou ce qui remonte dans le delta. Le large ici on l’appelle l’intérieur. Prendre le large, c’est aller vers l’intérieur, avec une pirogue. Je charge celle-ci d’une pensée d’amitié pour Nicolas Nova qui navigue maintenant entre des eaux inconnues. Flux et reflux. Qu’elle migre à bon port, cette pirogue, habitée de tant de mondes intérieurs. Flux et reflux. Le gilet de sauvetage, je n’ai pas demandé pourquoi il est déjà là.