Ce samedi, ma fille a décidé de percer son nombril. Comme elle n’a pas encore 18 ans, elle a besoin de moi pour signer les documents et procéder au piercing. C’est d’abord, pour arriver au salon qui va charcuter ma fille, la traversée d’une ville qui m’est familière mais que je ne reconnais pas. J’ai grandi là pourtant, ou pas loin, mais alors il y avait des champs – où il y a maintenant des maisons toutes identiques qu’ouvrent des colonnades et des tronçons d’une autre gloire. Le BB Tattoo Studio est vitré sur toute sa longueur et ouvre sur une salle d’attente qui se remplit très vite – on est en début d’après-midi, le week-end offre une réduction pour les personnes qui viennent à deux, les couples affluent. Au comptoir, une petite affiche plastifiée donne les tarifs des percements d’oreilles – mais non je trahis mon âge : tarif du piercing industriel, tarif du Flat, tarif de l’Hélix et de l’Anti Hélix, tarif du Conch et du Contra Conch, du Snug… Le piercing du nombril, c’est piercing du nombril. Les prix des tatouages, quant à eux, se discutent. Nous attendons. Plusieurs couples passent avant nous, ma fille et l’une de ses amies s’installent sur le canapé, elles regardent sur leur téléphone les bijoux dont elles pourront, plus tard, embellir leur nombril respectif. Je crois qu’elles parlent pour se rassurer un peu. J’apprends que ma fille, qui semble plus sûre d’elle-même que son amie, a fait un test en se pinçant très fort la peau du ventre au niveau du nombril, elle n’a rien senti, c’est encourageant. Pour tenir à distance mon malaise – je sais que je peux juste perdre connaissance en imaginant la scène du percement, ou même simplement l’objet qui sera dans quelques instants incrusté dans le ventre de ma fille –, je feuillette les livres à disposition. L’un, papier glacé, photographies ressortant sur fond noir, consacre plusieurs tatoueurs renommés en montrant quelques-unes de leurs prestations. Je ne vois pas les dessins – enfin si, un peu quand même, je vois beaucoup de dragons, des femmes échevelées, des motifs géométriques, des écritures gothiques –, je vois surtout, surtout, la peau encore rougie des piqûres du tatoueur. Entre un homme d’une trentaine d’années. Jogging DG gris, tennis plates, tee-shirt gris foncé sur lequel est inscrit « Boxing » en lettres blanches, petite veste de sport, j’ai froid pour lui. Je comprends qu’il est déjà connu des hommes au comptoir, des tatoueurs surtout. Il a plusieurs petits tatouages dans le cou, je crois distinguer des oiseaux en vol, et son avant-bras gauche est entièrement peint d’un tatouage très sombre et très élaboré dont je ne vois pas précisément les motifs. En tout cas, celui-là impressionne et l’un des tatoueurs reconnait la pâte singulière de l’un de ses collègues, plus renommé que lui – qui prend plus cher aussi, manifestement. Combien il t’a pris ? demande-t-il au jeune homme. J’apprends que celui-ci a coûté 1700 euros, qu’il a fallu deux jours au tatoueur pour le réaliser ; deux jours c’est beaucoup, dit l’un, moi je le referai plus, dit l’autre, la douleur est trop intense. Il n’a peut-être pas dit ça, plutôt j’ai trop douillé, ou ça fait trop mal. Il tombe la veste. Les bras, les pectoraux, sont gonflés ; les épaules élargies semblent posées sur un torse malingre. Un autre tatoueur, petit et sec, engage la conversation sur le type de boxe qu’il pratique, le club qu’il fréquente, les matchs qu’il fait. Le tatoueur lui parle d’un autre type de combat commun dans son pays, ah oui tu peux taper même quand l’autre est au sol ? Les deux hommes paradent ce qu’ils peuvent faire, les coups qu’ils peuvent porter. C’est au tour de ma fille et de son amie d’être appelées par leur perceur – masque, frontale encore allumée, lumière rouge. Il les guide vers une arrière-salle. Je découvrirais le piercing quelques heures plus tard, après qu’elle ait enlevé le large pansement qui lui carrait le ventre. Et là, je vois : à la place du cordon qui, pendant plusieurs mois, la rattachait à mon propre ventre intérieur, il y a maintenant quelque chose qui ressemble à un diamant, qui brille dans son nombril.