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Je conseille depuis trois ans par erreur aux gens curieux que je rencontre de lire les Exercices d’Attention de Nicolas. Parfois ils ne les trouvent pas, car bien sûr les Exercices ne portent pas ce nom. Parfois ces amis corrigent d’eux-mêmes et rejoignent la communauté des adeptes des Exercices d’Observation. Alors parfois, nos déambulations nous unissent dans la même ferveur secrète.

En marchant dans les rues de cette ville jusqu’alors inconnue que j’essaye de laisser m’apprivoiser de la gare aux bords de la rade, une pensée pour Nicolas nous invite à l’attention tous azimuts. Surplombant le port militaire qui s’étend au cœur de Brest et apparaît flouté sur Google Earth, le long d’une promenade entre la ville et les remorqueurs gris pavoisés bleu blanc rouge, une œuvre d’art métallique nommée « arbre empathique » s’élève en laissant filtrer par ses pores quelques feuilles, et s’élever sur ses flancs brillants des écrans connectés. Depuis trop longtemps mal entretenus, ceux-ci ont finalement été détournés de leur usage et colonisés par des plantes pionnières en une sauvage hybridité de jardinage posthumain. Vous verrez peut-être aussi près du port une devanture annonce en grosses lettres « Discothèque municipale » et par ce seul nom, c’est comme un nouvel ouvroir potentiel de fête qui s’esquisse dans les rues endormies. Plus loin, une rampe circulaire jaune aux faux airs de Pacman mène au sous-sol d’une ancienne imprimerie transformée en un tiers-lieu dédié à la fois au co-working, à la vente de pain bio et aux danses traditionnelles. De solides rayonnages y dévoilent des centaines de pierres à graver numérotées et, au milieu de ces lourds disques durs externes gardiens du graphisme d’autrefois, quelques matrices de cartes et plans de ville dessinent en creux un espace à l’envers où les noms de lieux défigurés ne sont finalement révélés que grâce à la fonction « miroir » de mon smartphone.

Aux marges de ce monde étrange, la vitrine d’un brocanteur fermé à demeure attire nos yeux : il y a des fauteuils Louis XIII, des bibelots qui brillent, des globes et objets de marine, un couple de pêcheurs kitsch, et un curieux objet presque cubique.

I Description de l’objet d’étude

I.1 UNE SIMPLE BOITE

Il s’agit d’une simple boîte de bois en planchettes collées-vissées disposée en position verticale avec éléments mécaniques.

Bois utilisé : inconnu mais mat et plutôt sombre, peut-être du du châtaignier ; veines resserrées légèrement contrastées ; vernis passé ; pas de pourriture ; une zone noircie Système d’exploitation : inconnu (sûrement Linux ou rouages internes) Un trou ménagé sur le côté droit de la boîte accueille une manivelle de bois, similaire à celle d’un vieux moulin à poivre Peugeot.
Un cercle découpé sur la façade accueille trois disques gradués et trois aiguilles. Le dos n’est pas visible.

I.2 DES INFORMATIONS PAS TRES CLAIRES

Sur le dessus de la boîte, une plaque métallique gravée comporte quelques informations supplémentaires.

Une indication sur le probable nom du fabricant, ou du moins la marque de l’objet : « A. PLASSCHAERT » Une indication sur la probable fonction de l’objet : « CONSTATEUR » Licence : « Breveté SGDG », acronyme selon Wikipédia de « sans garantie du gouvernement » Lieu de fabrication : « Tourcoing-Nord » (il est probable que « Nord » désigne ici le département (59) et non les quartiers nord de la ville de Tourcoing, qui est déjà au nord de l’agglomération Lille-Roubaix-Tourcoing, elle-même située au nord du département du Nord, lequel est, comme chacun le sait, au Nord de la France). Unité utilisée par les cadrans : inconnues Chiffres indiqués sur les cadrans : de 1 à 12 (heures ?) ; de 5 à 60 (=minutes ?) ; de 5 à 80 ( ???) Date de fabrication : inconnue Prix : inconnu Autres indications dignes de curiosité : une partie de la plaque gravée sur le dessus de l’objet indique « fondateur de la revue colombophile »

Hypothèse explicative :

Considérant que la colombophilie est un loisir consistant à élever et/ou observer des pigeons, soit pour le plaisir de leur esthétique, soit dans le but de les utiliser pour communiquer ou imiter cette forme de communication dans le cadre de concours sportifs,

Considérant que ce dernier loisir fut autrefois populaire dans les milieux ouvriers et industriels au Royaume-Uni, en Belgique et dans le Nord de la France,

Considérant que de tels concours ou modes de communication purent justifier l’utilisation d’outils de mesure ou de calcul,

l’objet dénommé CONSTATEUR est sans doute une machine servant à constater de façon précise et indubitable la présence ou le passage de pigeons, ou le dépôt de leurs messages, ou bien servant à faciliter le constat de ces phénomènes par des opérateurs qualifiés.

II Description de l’environnement physique de l’objet

Le CONSTATEUR est posé sur une table de bois. Ce meuble n’a pas d’intérêt particulier et ne semble pas être vendu par le brocanteur, quoique cela soit peut-être négociable, par exemple en cas d’achat simultané du CONSTATEUR ou d’un autre objet de valeur.

II.1 : DESIGN

Le CONSTATEUR est entouré d’un ensemble d’objets cylindriques en métal : 1 - Une longue vue en laiton et bois, prix inconnu 2 - Une longue vue sur trépied en laiton, prix inconnu 3 - Une très grande longue vue, prix inconnu 4 - Un cylindre court sans doute destiné à une fonction optique, pas très cher à mon avis

On trouve aussi un bougeoir qu’un examen visuel permet d’identifier comme lourd et sans doute cher, donc le CONSTATEUR est sûrement précieux lui aussi.

II.2 : BESTIAIRE

Le CONSTATEUR est gardé par deux personnages en céramique ou matière émaillée peinte : il s’agit d’un couple de pêcheurs dont on reconnaît le noble et difficile métier aux filets que portent Monsieur (en vrac sur son épaule) et Madame (roulé sur une tige de bois), ainsi qu’à leurs fortes bottes.

Au pied du CONSTATEUR se trouve sur la table du brocanteur un gisant d’oiseau. C’est une statue de petite taille, sans doute en métal, sombre, suffisamment détaillée pour qu’une personne s’y connaissant en oiseaux familiers d’Europe puisse l’identifier aisément, ce qui n’est pas mon cas. Ce n’est pas un pigeon. Sa place près du CONSTATEUR ne semble pas se justifier pas un usage purement fonctionnel.

Hypothèse explicative :

Puisque le CONSTATEUR semblerait être fréquenté par des marins et des pigeons, peut-être qu’un système de récompense ou rétribution permettait aux pigeons de recevoir de façon automatique (distributeur) quelques graines ou du poisson, ce qui s’expliquerait par la proximité des pêcheurs. Les pigeons comme les poissons attirent l’attention des chats, tandis que le réservoir à graines attire les moineaux, rouge gorge, sitelles, mésanges, bergeronnettes. L’excès de nourriture et le manque de méfiance facilitent la chasse de ces petits oiseaux par les chats, dont une victime devient par sa dépouille inanimée un memento mori pour la faune qui fréquente le CONSTATEUR.

III Usage de l’objet

III.1 UN USAGE MAJORITAIREMENT OFFLINE

Cet objet semble facile à utiliser : il ne comprend pas de nombreux boutons, ni de voyants lumineux. Il faudrait regarder dedans s’il est équipé d’un Raspberry Pi. Il dispose d’une manivelle latérale qui sert peut-être à le remonter ou l’alimenter en énergie, ce qui remplacerait avantageusement un port USB et/ou l’usage d’une batterie interne.

Néanmoins, en dépit de sa simplicité apparente, l’usage de cet objet n’est pas déductible à l’aide de sa forme seule. Son mystère suscite le désir de le comprendre et de lui accorder le soin que méritent ses secrets immémoriaux. Il ne faut pas exclure une fonction religieuse ou rituelle.

III.2 CONSTATER QUOI ?

Nous savons que c’est un CONSTATEUR et savons qu’il fut utilisé par des passionnés de pigeons.

Le plus vraisemblable est qu’il sert à compter les individus, les cadrans indiquant alors ou le nombre de pigeons recensés, ou la date et l’heure de leur passage, ou leur poids. Nous ne pouvons pas savoir par la forme de l’objet par quel moyen mécanique ou électronique la présence de l’individu est traduite en donnée. On pourrait par ailleurs penser qu’il imite le cri du pigeon mais ce n’est pas sûr. Néanmoins les chiffres notés sur le cadran laissent penser à des heures et minutes (cf I.2).

Hypothèse explicative : Le mode de fonctionnement du CONSTATEUR n’est pas déductible par examen visuel. Se servir du constateur ne relève pas seulement de l’accomplissement d’une action sur le réel, ou d’analyse du réel, mais de l’exécution de gestes qui situent la personne opératrice dans un tissu de pratiques, d’affects et de liens. Bref, le CONSTATEUR n’est pas seulement un objet, c’est aussi et surtout un LIEU DE SAVOIR(S).

IV Autres usages potentiels de l’objet

Le CONSTATEUR peut certainement être hacké. Les espèces les plus à même de hacker l’objet sont les oiseaux de petite taille, les écureuils et les homo sapiens.

IV.1 NICHER

Le CONSTATEUR est d’une superficie assez modeste (25X20X12cm environ) mais il est particulièrement adapté à un usage résidentiel quatre saisons, son espace cadran pouvant servir de puits de jour, tandis que sa profondeur le rend compatible avec un aménagement en duplex. En contexte urbain, son allure steam-punk lui donne un grand cachet tout en éloignant les prédateurs anthropophobes.

IV.2 CREER

Sans doute retrouve-t-on déjà des CONSTATEURS à bas prix qui finissent leur vite en boîte à clefs, en objet de décoration inusité ou qui prennent la poussière dans un grenier. C’est dommage. On pourrait imaginer le CONSTATEUR être doté d’un piège photo : le record de vitesse d’un pigeon bien entraîné (par exemple, Bruxelles-Roubaix-Bruxelles) pourrait être immortalisé automatiquement lors de son atterrissage, redonnant à l’oiseau une agentivité esthétique sur sa performance. Cette idée reste bien conventionnelle, et maintiendrait un rapport extractif entre l’animal et l’objet médiateur de l’action humaine, lui laissant une part créative bien mince.

Le CONSTATEUR peut aussi être vu comme un instrument de musique. Remonté à la manivelle, le mécanisme qui cliquette donnera le tempo, un ensemble de cordes vibratoires produira l’onde musicale qu’un micro piézo adapté sur la caisse permettra d’amplifier, et mettre au service d’un travail musical à inventer. Une variante serait de disposer dans le CONSTATEUR les composants d’un kit d’autofabrication de Theremin. Le Theremin, système électronique simpliste fur l’instrument pionnier de la musique électronique qui permit l’invention ultérieure du synthétiseur Moog, Yamaha CS80, et donc par rebond, du module Roland MT-32 et du Reggae 8-Bit.

En démontant minutieusement un MT-32 ou un clone d’ordinateur Commodore 64, il pourrait être possible de leur ménager une place de choix dans le CONTACTEUR. Ainsi équipé, il serait temps de le doter d’enceintes binaurales latérales, ainsi que d’un caisson de basse. Diffusant les grooves de Goto80 et autres stars de la musique chiptune à l’arrivée des champions ailés, le CONTACTEUR mènerait à la résolution d’un des grands mystères de la vie urbaine : les pigeons balancent-ils leur tête au son d’un groove jamaïcain irrépressible ?

Conclusion : pourquoi collectionner les constateurs colombophiles au XXIème siècle ?

Et pourquoi pas ?

https://www.constateur.com/