La parade de la grue cendrée
Lorsqu’il propose le premier de ses Exercices d’observation, Nicolas Nova sait bien que celui-ci est congruent à la notion même d’observation. En 1974, Georges Perec s’installe à la table de marbre du café qui donne sur la place Saint-Sulpice à Paris et « épuise » ce lieu, notant tout ce qui advient, la moindre chose, le moindre événement susceptible de titiller une attention sensible qui est toutes écoutilles ouvertes, si tant est que cela soit possible. « Où que vous soyez, passez dix minutes à dresser un inventaire systématique de ce qui se déroule autour de vous » : ainsi s’ouvre la consigne de Nicolas Nova. Et en somme, c’est bien d’une première définition de l’acte d’observer dont il est question : adopter un point de vue, faire abstraction de ce qui a ou pas de l’importance en temps normal, « débanaliser » le quotidien, le rendre remarquable – ou au contraire, faire un exercice de « banalyse » qui va à rebours de la presse du monde.
Quoiqu’il en soit, Georges Perec et Nicolas Nova après lui étaient des « éthologues urbains » avant tout, c’est-à-dire des observateurs de la vie « ordinaire » à la Howard Becker, celle qui se trame dans les rues populeuses, sur les places publiques, dans les supermarchés ou dans les recoins de la métropole. Mais moi ce matin qui suis dans une « réserve naturelle », je suis bien embêté, sans table de café à laquelle m’asseoir pour contempler l’agitation de mon siècle. Christophe, le guide de la réserve des Marais du Vigueirat, a ouvert successivement plusieurs portails de bois destinés à dissuader les taureaux camarguais de s’égailler dans des compartiments de cet ensemble complexe de bassins en eau, roselières, oseraies et sansouires, où ils pourraient constituer une menace pour le visiteur. Mais il y en a un de récalcitrant et rusé, qui s’est moqué des clotures et que nous pourrions croiser sur le chemin… Péril. Le sol argileux colle à nos bottes et notre procession nocturne hésitante se termine par l’emprunt d’un ponton de bois s’enfonçant dans un talus artificiel. Une chicane dans l’abri de rondins et nous sommes à l’observatoire. Un espalier permet d’accéder à la plateforme supérieure, nos pieds en appui sur un filet de cordes, les coudes sur une tablette de vingt centimètres de profondeur. Devant nous, une longue échancrure dans le bâtiment camouflé comme un affût de chasse nous permet d’observer le marais en regard panoramique et de glisser, à peine, l’objectif d’un appareil photo ou d’une longue vue. « Nous sommes dans une camera oscura ! », me dis-je, pensant à Nicolas que les dispositifs optiques passionnait.
Il est 06h45. Il fait 4°celsius. Le ciel est couvert ; il devrait pleuvoir en fin de matinée. Latitude : 43.51303 ; longitude : 4.780238. La lumière de la lune permet de mesurer d’un coup d’œil l’étendue d’eau au milieu de laquelle une île a été ménagée par les gardes pour tenir lieu de refuge aux sternes voulant nicher. On devine quelques points blancs au fond de l’étang, dont Christophe me dit que ce sont des flamants roses. Je suis obligé de m’en remettre à lui pour distinguer le basson guttural du taureau (la méchante bête ombrageuse est dans notre dos !) du chant du butor étoilé. C’est encore lui qui m’informe que nous venons d’entendre s’ébrouer des canards souchet. Nicolas aimait beaucoup le livre de Romain Bertrand, Le Détail du monde (2019), sous-titré « L’art perdu de la description de la nature ». Chaque fois que je suis en déficit de répertoire et de mots à accoler sur les entités du sol, de la végétation ou de la faune, je pense à la profusion habitée d’êtres et de choses des recueils naturalistes. Car ce ne sont pas seulement les mots qui nous manquent, mais ceux-là mêmes dont ils expriment l’existence à nos côtés, et que la Modernité a sauvagement dépeuplé.
C’est pour l’envol matinal des grues cendrées que je suis venu ce matin. Il y en a désormais 40.000 couples l’hiver en Camargue alors qu’on ne comptait qu’une centaine d’individus en 2005. Le plus important contingent est aux Marais du Vigueirat. L’hivernage touche à sa fin. Les grands oiseaux ont déjà entamé la poursuite de leur migration et la plupart de ceux qui sont ici, venus du nord-est de l’Europe, iront ensuite en Turquie. Ils optimisent leur journée en allant se nourrir le plus tôt possible dans les rizières avoisinantes, se gavant de blé d’hiver. D’ailleurs, il est un son que je reconnais bien, c’est celui du canon pneumatique qui tonne au-dessus des champs, de l’autre côté du canal d’Arles-à-Bouc, prétendant dissuader les échassiers goulus, sans grand succès je pense. Le réchauffement climatique affecte les routes migratoires des oiseaux. Il en résulte des drames et des miracles, comme pour moi ce matin, qui veut saluer le départ de l’âme d’un ami.
À mesure que la nuit s’efface les chants augmentent d’intensité et les premiers rayons du soleil me permettent à présent de deviner que les oiseaux nichaient tout autour de nous. L’envol va commencer ! C’est d’abord une rumeur, puis cela s’amplifie. Les chants s’additionnent – le chœur des grues est sans chef d’orchestre – en séries dodécaphoniques alors que la luminosité gagne progressivement, faisant rougeoyer la haies de saules, de tamaris et de peupliers blancs. Des dégradés chromatiques gagnent le ciel opportunément nuageux, donnant du relief et un beau décor de théâtre aux vols de grues. Elles quittent les marais par essaims ondulant. Il y a bien un animal de tête, mais cela ne fait pas de lui un guide pour autant ; elles savent où elles vont. L’envol est bientôt massif au point qu’il est impossible de décompter le nombre d’individus, cela devient une masse plus qu’un cortège d’Orphée, et j’en conçois de la mélancolie malgré mes frémissements d’admiration. Car pourquoi ce spectacle de la nature en « grandeur mathématique », comme le disait le vieux Kant, nous est-il devenu si exceptionnel et rare ?
À ma droite, je cale mon objectif sur des couples retardataires. Il est à présent 7h50, il fait bien jour. Une grue sautille et étend ses ailes, mais elle retombe aussitôt dans les vingt centimètres d’eau de son étang, lequel est ourlé de joncs piquants et de salicornes. Est-elle blessée ? Non, elle recommence. Elle se dresse, déploie les ailes, écarte ses rémiges noires, sautille à l’aide de deux battements, mais ne décolle pas et courbe ensuite son col. J’ai compris. C’est un mâle qui adresse une parade à sa femelle. Plusieurs fois la séquence se répète, d’avant en arrière, sous les yeux très attentifs de la seconde grue et sans autre témoin à présent que nous, plantés là en Camargue, silencieux dans notre observatoire qui se trouve à cent-cinquante mètres du ballet.
Le temps s’écoule sans que plus rien ne subsiste que cette admiration silencieuse pour ces deux échassiers se faisant hommage mutuel. Au loin, les portiques de Port-Saint-Louis-du-Rhône ont débuté leur manœuvres au-dessus d’un bateau porte-conteneurs, d’autres grues que les nôtres, celles qui outillent la mondialisation des flux de marchandises. Mais l’événement du jour aura été pour moi ce non-envol, le refus d’entrer dans le flux, ou du moins ce plaisir d’en différer l’automatisme ordinaire.