Observation réellement flottante

[italiques début]Durant l’été 2022, Nicolas et moi échangions autour de nos écriture, alors que lui mettait la dernière main à ses « Exercices d’observation » et moi à « La piscine municipale ». A l’automne, quand les « Exercices » sont sorties de presse, j’ai ri en lui disant qu’au lieu de me faire un clin d’œil dans le chapitre consacré à l’observation participante, il aurait pu me caser dans le chapitre sur l’observation flottante puisque c’est cet exercice que j’avais fait deux été de suite et au sens propre. Nicolas était en train de lire et commenter le chapitre méthodologique destiné à la version numérique de « La piscine » et il a ri en retour en lisant les mots « observations réellement flottantes et véritablement immergées ». Je lui dédie cette nouvelle observation, menée en hiver cette fois, dans le bassin nordique de la piscine municipale de Lancy. [italiques fin]

Mercredi 5 février 2025, 11h30.

J’entre dans l’enceinte de la piscine en passant ma carte d’abonnée devant le scanner – bip, les battants du portique s’ouvrent et je m’engage dans le couloir menant aux vestiaires. J’ouvre une porte en plexiglas et arrive dans une première zone de casiers au centre de laquelle se trouve le tunnel aquatique qui mène au bassin extérieur de 50 mètres: on entre dans l’eau par quelques marches d’escalier, puis on passe un rideau en bandes plastiques et on arrive dans le couloir extérieur qui mène au bassin. Cet espace en béton brut, matériau-signature de la piscine de Lancy, est assez curieux car les entrants qui se dirigent vers les vestiaires vêtus de manteaux et bottes d’hiver croisent des nageurs et nageuses en maillot de bain qui marchent à pieds nus vers le tunnel. Je poursuis mon chemin et passe devant les vestiaires des hommes. Je ne regarde pas sur ma gauche mais devine quand même les corps plus ou moins dénudés – ils sont peu à utiliser les cabines de change, et j’ai constaté que, d’une manière générale, les personnes nageant l’hiver ne s’embarrassent que peu de la pudeur. Dans les vestiaires des femmes, les pratiques sont différenciées : il y celles qui se changent devant leur casier et celles qui font un tour en cabine, souvent vêtues uniquement de sous-vêtements, pour la dernière étape consistant à enfiler le maillot. Je fais partie de ce deuxième groupe. Clac, je ferme le casier métallique, mets le cadenas, et me dirige vers la paroi en plexiglas qui court, en hiver, le long des vestiaires. Là se trouve la deuxième option pour rejoindre le bassin, une porte qui donne directement sur l’extérieur. Cet accès est celui de l’été, lorsque les vestiaires sont ouverts directement sur la zone de détente autour du bassin et c’est celui que je privilégie aujourd’hui, car le choc thermique va dans le bon sens : d’abord on a froid en parcourant la volée de marches (recouvertes d’un tapis antidérapant bleu) et les quelques mètres suivants sur le béton froid qui nous séparent du bassin, puis, lors de l’immersion en descendant l’échelle de bain, on ressent l’eau à 26 degrés comme agréablement chaude. Il fait gris. Les abords du bassin sont vides – personne ne lézarde sur les gradins minéraux en l’absence de soleil et par 1° C. La seule activité est celle des corps effectuant des aller-retours dans l’eau du grand bassin. En dehors de celui-ci, les installations de la piscine de Marignac, le plongeoir, le bassin moyen, la pataugeoire, le toboggan, la buvette, sont en dormance de septembre à mai. J’aime regarder ces espaces réservés à l’été. En nageant, je vois les gradins devant moi et invente des bronzeuses allongées sur leur serviette ; en tournant la tête à droite j’aperçois le champignon-fontaine et entends presque les cris des enfants s’ébrouant dans les jets d’eau ; sur ma gauche, j’imagine les adolescents s’élançant en hurlant du plongeoir à 6,50 mètres. Je nage dans la partie « libre » du bassin, à droite des 5 couloirs de natation délimités par les lignes d’eau en plastique jaune entrecoupées de rouge – les marquages de distance. Tiens, je me rends compte qu’aujourd’hui, les panneaux habituellement installés au bout des couloirs de nage (« natation sportive ») et de la zone libre (« natation libre et détente ») sont absents… Dans les couloirs s’ébattent des bras et des pieds dans les mouvements rapides du crawl, équipés de palmes, de gants, de plaquettes ou poussant une petite planche en mousse devant soi. Dans la partie libre, on nage essentiellement la brasse, plus ou moins rapidement, plus ou moins habilement. L’important est de flotter et d’avancer. Outre les bras et les pieds, on voit des têtes dont les couvre-chefs varient selon les espaces. Les crawleurs ont tous des lunettes de piscine bien ajustées sur des bonnets de bain colorés, dont certains font état des compétitions auxquelles le nageur ou la nageuse a participé : Triathlon de Genève, de Lausanne ou d’ailleurs, Traversée de la rade de Genève, et ainsi de suite. D’autres affichent seulement la marque, Speedo souvent, Arena, ou Nabaji. Chez les adeptes de la brasse, les têtes sont plus diversifiées et aujourd’hui, parmi les 8 personnes qui nagent autour de moi, on trouve : 4 bonnets de bain dont deux roses portée par des femmes, un bonnet en polaire porté par dessus un bonnet de bain (femme aussi), un serre-tête en polaire (femme), deux têtes nues de messieurs chauves ou presque et une tête nue avec cheveux longs remontés (une femme – j’ai froid pour elle juste à regarder les cheveux humides à la hauteur de sa nuque). Sur le bord droit du bassin (vu depuis les vestiaires) se trouve le cube vitré sur trois côtés des gardiennes et gardiens de bains [1 Nom donné en Suisse au personnel en charge de la surveillance des bassins de piscines publiques]. A l’intérieur, une table avec un ordinateur, un meuble de rangement en bois qui semble provenir tout droit d’une brocante contenant un sac de sauvetage rouge, un planche de sauvetage jaune avec une fixation de tête en mousse bleue sur le haut, un sac de sauvetage rouge et trois chaises tournées en direction de l’avant, donc du bassin. A mon arrivée, une gardienne et un gardien sont assis chacun sur une chaise, en t-shirt rouge. Je me dis qu’il fait chaud dans leur cube. L’homme a incliné sa chaise dont le dossier est appuyé sur la paroi arrière du cube ; il me fait penser aux années d’école primaire durant lesquelles on entendait constamment « assieds toi correctement sur ta chaise ». Lorsque je suis à ma douzième longueur, les deux gardiens se lèvent, mettent des pulls, des bonnets et leurs gros manteaux-doudounes rouges siglés « Life Guard » dans le dos, puis sortent du cube. Ils marchent lentement sur le côté du bassin et en font le tour, une fois, deux fois, trois fois. Au troisième tour, ils saluent un nageur se préparant à plonger dans l’eau depuis l’extrémité d’un couloir de nage sportive, ça doit être un habitué. Derrière le trio en bavardage, l’un en slip de bain et les autres habillés comme aux sports d’hiver, se trouve une partie du bâtiment qui abrite peut-être l’installation technique. Au-dessus de la porte que l’on devine interdite au public se trouve un écran lumineux qui affiche, en vert, « Poseidon ». Je me souviens de l’arrivée de cet écran, il y a un an ou deux, et des panneaux qui informaient de l’installation d’un système anti-noyades avec caméras immergées. On était un peu perplexes à la lecture des panneaux – on va nous filmer sous l’eau ? Où sont envoyées les images, vers l’ordinateur dans le cube ? Au début, il est arrivé que Poseidon passe subitement au rouge et qu’on entende une sirène d’alarme. Alors chacun regardait autour de soi, à la recherche d’une personne en difficulté mais sans que se manifeste une agitation particulière chez les gardiens. Une fois, un nageur a crié « c’est moi, mes lunettes sont tombées », et nous avons compris que Poseidon avait confondu les lunettes en chute vers le fond du bassin avec un corps en perdition. Une autre fois, c’était une grande feuille morte qui avait été entrainée vers le fond. Poseidon est plus tranquille cette année, peut-être qu’il a appris la différence entre une feuille de platane en errance subaquatique et un humain coulant à pic. Le fameux stratus genevois se déchire au moment où j’atteins mon habituel kilomètre – zut, j’aurais dû venir plus tard. Tant pis, je n’aurais pas le plaisir de nager au soleil aujourd’hui, avec l’eau qui fait loupe et chauffe le corps. Je sors de l’eau, je cours vers la douche, puis déroule en sens inverse les gestes et déplacements effectués à l’arrivée dans la piscine. Je suis pressée, je dois rejoindre mon cahier pour écrire mon observation.